Capolican

Eugène Savitzkaya
ISBN 978-2-911686-92-4
100 pages
10 €

Récit
Édition française - Belgique Réédition -
Première édition par Arcane 17 en 1987
Collection Les Bilingues - meet dirigée par Patrick Deville

Cet enfant agit comme les petits de l’ourse : il lèche sa mère au lieu de l’embrasser. Depuis qu’il fait ça, il ne pleure plus. Mais ses yeux sont moins clairs, car un enfant doit pleurer. Alors ses larmes s’assemblent en un petit lac entre les os de son crâne. Et cette eau très doucement salée clapote entre les parois, puis se fige en une fine gelée que l’on peut appeler mercure. Le mercure afflue dans les vaisseaux superficiels qu’il saccage. Il se concentre dans la rate. L’enfant devient dur et lourd comme certains matériaux qui ne flottent pas. Il s’avère acariâtre. Sa mère ne le satisfait plus et il tente de la réduire au silence. Entre la mère et l’enfant commence une guerre longue et douloureuse.

Pendant qu’ils combattent, les fleurs et les feuilles tombent sur l’herbe qui est brûlée, le vent déterre les racines et les fondations.

Immédiatement, l’enfant que l’on peut appeler Capolican quitte l’enclos et s’installe dans la deuxième enceinte, un terrain désertique composé de tourbe. Il prend goût à allumer des feux qu’il ne surveille pas et qui se propagent sous l’herbe à la vitesse des limaçons.
Dans la longue-vue qu’elle s’est procurée, la mère appelée Peau voit les fumées fines et nombreuses, Capolican accroupi près d’un coq, au milieu des dangers, devenu énorme. C’est alors qu’elle commet sa première faute. Prétextant le péril encouru par l’enfant, elle veut le reprendre, l’arracher à son territoire incendié. Elle envoie l’Oncle porteur d’un filet pour dérober l’agneau, de cisailles, d’un couperet pour le coq, casqué, lourdement vêtu. Mais celui-ci est rapidement immobilisé, englué, un toit pointu de fiente sur la tête et voici que des flèches, des billes, des pierres tombent sur la mère, sur sa maison et sur son dos. Pour se protéger des projectiles elle se couvre d’une épaisse couche de boue prélevée dans le jardin, puis s’enferme dans une armure d’osier. Elle continue cependant à exposer son visage afin que son enfant ne l’oublie jamais.

Le coq chanteur est le conseiller de Capolican. C’est un être au long cou, grand hurleur, dur et aigre comme l’enfant dont il est devenu le guide, le chercheur de vers. Il vit dans une boîte qu’il a fabriquée lui-même. Il vit dans une maison de bois. C’est lui le marabout mité. C’est lui le bûcheron. C’est lui le pic. Et aussi la pointe de l’aiguille, et le nœud enserrant la tête du pire enfant.

Capolican ne joue pas avec le coq. Ils travaillent ensemble. Ils ont déjà construit une grande partie du laboratoire. La coupole en est visible, parfaitement courbe, lisse, sans la moindre prise pour les grimpeurs ni même pour les oiseaux fienteurs.
L’oncle a pourri depuis longtemps. Son tas s’est affaissé. Dans cette masse de détritus, pas un œil ne brille. Puis cela se solidifie et une croûte apparaît que le vent astique. Devenu monticule, l’oncle reluit un peu et semble capter le soleil couchant. Mais sa voix a disparu, cette voix qui grondait, appelant ordures les fruits les plus beaux et crasses, les feuilles et les pétales. Régulièrement on le couvre de glu et les corneilles qui se posent sur lui finissent en bon bouillon dans une grosse marmite, leurs os servant de clous.
Capolican mange à sa faim : un enfant d’une telle constitution ne manquera jamais de rien.

Et la maman est fatiguée de le regarder bâtir son cheval, un animal aux sabots très durs et au visage encombré de lourds cils argentés. Elle est fatiguée et triste de le voir choisir pour compagne et chanteuse la demoiselle onaniste, celle qui s’injecte de l’huile, du lait et du miel à grands coups de piston, sans trembler, sans frémir, devenant blanche comme une grande plante, droite et rigide, fouettée de sang. C’est la meilleure mécanicienne malgré son pouce fêlé, la plus rapide, la plus précise, se déplaçant à la vitesse du son, capable de terribles accélérations, usant de sa fraise comme d’une flèche, absolument muette au travail, stridulant à l’arrêt, produisant multitude de copeaux qu’elle rejette automatiquement. Lancée, en plein ouvrage, elle semble coudre, alors qu’elle défonce, polissant l’orifice, agrandissant la bague qui pourrait étrangler un biceps. Elle est pas esclave. Capolican la chérit et connaît sa valeur.
L’huile délie sa langue et la rend plus agile, le miel et le lait la nourrissent. Un parfum de pluie remplit l’atelier où elle travaille.
La demoiselle ne ressemble à personne, même pas au silencieux porteur de seaux que Capolican a attaché au piquet et qui ne peut marcher que la longueur de la corde qui le tient. Partant du piquet, il s’élance, réjoui, tombe quand le câble se tend, se relève et revient au piquet. Puis recommence jusqu’à nous lasser.

Et la mère ? La fatigue la fait se vêtir de voiles pesants qui contraignent ses jambes qui voudraient jouer librement. Dans la longue-vue, elle voit les œufs que pond la machine électrique, les nombreux œufs éclos, encore humides et chauds et les bébés qui déjà peuvent courir et enflammer la tourbe. Mais elle ne se sent pas vaincue. Elle ira dans la deuxième enceinte, marchera entre les fumées et volera un des bébés conçus par son fils afin d’en goûter la matière et d’en éprouver la résistance. Elle se fera accompagner d’un chien féroce, de cet épouvantable chien qu’elle a élevé et qui parle fort.
Elle se rend dans la deuxième enceinte et échappe de peu à la mort. Son chien qui a reconnu l’oncle, se frotte à lui, est englué et vient augmenter la masse qui encombre la prairie.

La journée s’achève. Dans l’atelier, brillante de sueur, stridule la demoiselle. Capolican compte ses bébés.