Extraits Franchir la frontière
Liste de mes frontières
L’univers est un objet fermé sans bords ni frontières.
Stephen Hawking
Ce très vieux souvenir : en deux-chevaux, la famille se rend de la Vendée jusqu’aux Pyrénées, Gavarni, Tourmalet, puis la frontière espagnole. D’une barrière à l’autre, la route que prend au pas notre voiture, elle est de quel pays ? La douane espagnole : souvenir frappant d’une cahute blanche à toit rouge – l’étranger. Au retour, grande peur à l’idée d’éventuelles formalités ou interdits pour la paire de castagnettes touristiques dont nous étions dotés, mon frère et moi.
Souvenir récent de frontière : lors d’une marche dans le Jura, ces très vieilles bornes en bord de chemin – un pas à gauche, en Suisse, un pas à droite, en France. Et si tu t’assois dessus ?
L’imagerie la plus caractéristique de frontière : à Berlin, en 1988, on avait trois points de passage. Le métro Friedrichstrasse, curiosité qu’une ligne allant de Berlin Ouest à Berlin Ouest, par en-dessous la ville, dispose de ce périscope en plein Berlin Est – couleur jaune, carrelages, guérite avec vitres, questions sur formulaire cartonné, péage. Checkpoint Charlie, quand on y allait en voiture : au moins c’est dans le plein jour – les types qui systématiquement regardent en-dessous la voiture, et quand on repart, immédiatement, le bruit différent des pavés. Oberbaumbrücke : les silhouettes à pied repartant de Berlin Ouest avec leurs pochons de plastique, dans la brume surplombant la Spree – on vient souvent là le soir, regarder : pont réservé aux Berlinois.
Autre Allemagne : le corridor d’entre Berlin et Hanovre. On ne pourrait pas quitter l’autoroute, grillagée des deux côtés sur quatre-vingt kilomètres. En quittant Berlin Ouest, premier poste contrôle de l’Est, on paye, on reçoit un papier. En repartant, on découvre qu’ils ont inscrit deux enfants, mais pas le bébé né en mars. Pendant toute l’heure de route, crispation : il va se passer quoi, à la sortie, s’ils pensent qu’on évacue un de leurs ressortissants ? Pas de contrôle à la sortie, on ne paye qu’une fois. Un an et demi après ce sera fini, de toute façon.
Allemagne, période mur : cette photo noir et blanc incarnait pour moi beaucoup mieux la frontière que le double mur et ses miradors – un étang, et au milieu une ligne tendue sur flotteurs. À vérifier, pourtant, non : c’est le Hundekehle, de ce côté on peut promener les chiens et les baigner, de l’autre non.
Avec les avions, il n’y a pas de frontière : on arrive directement dans le milieu du pays, tout près de la ville. La frontière, c’est juste le découpage des zones dans l’aéroport. Des salles qui se ressemblent, grands espaces vides avec des chicanes pour les queues qui se dandineront lentement vers les guérites de contrôle. Arrivant à Tokyo, d’un avion pourtant bondé, noyé soudain dans la foule des arrivants chinois et coréens : attente estimée une heure – quoi, pas de privilège pour les immigrants d’Europe ? Arrivant à New York, le rituel : right thumb, four fingers, left thumb, four fingers, le type qui répète ça indifférent, puis regarder dans la petite caméra, photo, et le papier vert agrafé au passeport.
Pieds en gelée
Dans la vie, il y a trois choses dont j’ai une peur bleue : les pieds en gelée, l’armée et l’allemand. Je me rappelle une réception dans notre appartement et les voix impatientes des invités : « Alors Maryla ! Ces pieds en gelée ! Donne-nous quelque chose à nous mettre sous la dent ! » J’étais persuadé que mes parents avaient dépecé notre voisin, l’avaient mis en gelée et s’apprêtaient à le dévorer. Je suais à grosses gouttes, la tête enfouie sous l’édredon. Après une pause, des « Mmm ! » sonores me parvenaient de la salle à manger, suivis d’exclamations enthousiastes : « Tu les as réussis, ces pieds en gelée, Maryla ! Ils sont succulents ! Chers amis, à votre santé ! De la bidoche et un petit coup à boire, y a rien de meilleur ! » Puis un silence. Subit et terrible. Aujourd’hui, je sais que cette pause correspond à l’inhalation contrôlée précédant chaque toast. Mais à l’époque, je pensais que les convives se taisaient par respect pour le défunt. Puis, de nouveau, clameurs et silences, en alternance, jusqu’au moment où je sombrai dans le sommeil, écrasé de frayeur. Le lendemain, je scrutai mes parents avec une suspicion extrême. Lorsqu’ils sortirent sur le balcon, je me glissai dans la cuisine pour fouiller la poubelle et exhumer dépouille du voisin trucidé. Comme Trojanowski leur tapait sur les nerfs, je pensais qu’ils avaient mangé ses pieds. J’avais même préparé un sac en papier pour empaqueter son crâne dans l’intention d’aller voir en douce le policier Kowalczyk avec le corps du délit. Quel numéro, ce Kowalczyk ! Il tabassait sa femme, Alina, au moins une fois par semaine. Elle glapissait dans tout l’immeuble tandis que lui hurlait : « Je vais te le fendre en deux, ton gros cul, sale pute ! » Mais qui aurait osé lever la main sur un policier ? Il faisait peur à tout le monde. Alina venait voir mes parents. Les yeux pochés mais hilare, elle racontait les tours pendables que lui jouait son oiseau de mari, tout en sirotant son café. Un jour, il avait planté son pistolet dans son derrière et avait appuyé sur la gâchette. Suant à grosses gouttes, elle pensait que sa dernière heure avait sonné, que la balle allait la traverser de part en part, emportant, au passage, sa cervelle. « Mais mon vieux n’avait pas chargé le pistolet. Hi, hi, hi ! », raconta-t-elle, tordue de rire, à mes parents blêmes. Je n’ai pas retrouvé le crâne de Trojanowski, mais quand je l’ai croisé dans la cage d’escalier, il ne m’a pas entendu dire « bonjour », pour la première fois de sa vie. Planté devant lui, je fixais ses pieds. Il était indemne. L’âge, la maturité et l’expérience aidant, j’ai compris que Kowalczyk et Alina formaient un couple sado-maso uni et heureux. Et les pieds en gelée dans cette histoire ? Il s’agit sans doute d’un traumatisme d’enfant, pour s’exprimer dans le jargon des spécialistes. Quand je suis invité à une soirée où on sert de la vodka avec des pieds en gelée – la société a beau être distinguée, la maîtresse de maison jurer ses grands dieux que la viande de porc est contrôlée, qu’elle provient du meilleur abattoir, du meilleur charcutier, qu’elle a ajouté de l’ail, des petits pois et des carottes, que la gelée est naturelle, qu’elle provient de cartilages bouillis – je me détourne poliment et bois ma vodka en grignotant un quignon de pain.
(traduit du polonais par Véronique Patte)
Zimne nóżki
Trzech rzeczy bałem się w życiu najbardziej : nóżek w galarecie, wojska oraz języka niemieckiego. Pamiętam przyjęcie w naszym mieszkaniu i zniecierpliwione głosy biesiadników. – Maryla ! No co z tymi zimnymi nóżkami ! Daj coś na zęba ! Byłem przekonany, że rodzice poćwiartowali kogoś z naszej kamienicy. Wsadzili do galarety i za chwilę będą go jedli. Spociłem się ze strachu i zakryłem po czubek głowy kołdrą. Po chwili usłyszałem głośne „noooo !” Ze stołowego zaczęły docierać następne oznaki zachwytu. – Wyszły ci te nóżki, Maryla ! Są pyszne ! No to panowie i panie, zdrowie ! Siupniem pod mięsko zdechłe ! A potem nastała cisza. Nagła i straszna. Teraz wiem, że spowodowana kontrolowanym wdechem toastowym. Ale wtedy myślałem, że ucichli z szacunku dla nieboszczyka. I znowu zrobiło się głośno i znowu cisza. Tak na przemian, aż ze strachu zasnąłem. Następnego dnia z wielką podejrzliwością obserwowałem rodziców. Kiedy wyszli na balkon, poszedłem do kuchni i w koszu na śmieci próbowałem odszukać szczątków zabitego sąsiada. Pomyślałem, że skoro Trojanowski zawsze im działał na nerwy, to pewnie jego nóżki zjedli. Nawet przygotowałem papierową torbę, bo chciałem w nią zapakować odnalezioną czaszkę, wymsknąć się z mieszkania i odwiedzić z dowodem zbrodni milicjanta Kowalczyka. Z tego Kowalczyka to było niezłe ziółko. Przynajmniej raz w tygodniu bił żonę Alinę. Ujadała na cały dom, a on wykrzykiwał. – Zaraz ci ten wielki tyłek rozpołowię, suko jedna ! Ale na milicjanta nie było bata. Po prostu, wszyscy się go bali. Alina przychodziła do moich rodziców. Z podbitymi oczami, uśmiechnięta, piła kawkę i opowiadała, jaki to numerant z tego jej męża. Kiedyś wsadził jej pistolet do tyłka i nacisnął spust. Spociła się ze strachu myśląc, że to koniec, że kulka wyleci przez głowę razem z mózgiem. – Ale mój stary nie nabił pistoletu. Hi,hi,hi – śmiała się, a moi rodzice pobledli. Nie znalazłem czaszki Trojanowskiego, za to spotkałem sąsiada na klatce i pierwszy raz w życiu nie usłyszał ode mnie „dzień dobry”. Stałem przed nim i mierzyłem go od pasa w dół. Był nietknięty. Gdy dorosłem i usłyszałem o wielu rzeczach, a niektóre z nich osobiście przeżyłem, uświadomiłem sobie, że Kowalczyk z Aliną stanowili bardzo udany i szczęśliwy związek sado-macho. A co z nóżkami ? To się chyba fachowo nazywa dziecięca trauma. Bo kiedy uczestniczę w imprezie z wódką, a gospodarze serwują nóżki na zagrychę i choć towarzystwo jest doborowe i pani domu zapewnia, że wieprzowinka badana, z najlepszej ubojni, od najlepszego rzeźnika, że dodała czosnku, groszku, marchewki, że galaretka jest naturalna, znaczy z tego, co wyciekło z chrząstek podczas gotowania, to grzecznie się wykręcam i piję wódkę, zagryzając chlebem.
Les crimes de Santa Teresa et les trompettes de Jéricho
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Pour débuter ces réflexions autour de fiction et frontière, de fictions frontalières, frontières fictives et frontières fictionnelles, il est utile d’avoir présentes à l’esprit deux images.
La première : 753 avant J-C, quelque part dans la région du Latium. Titus Livius raconte dans le tome I de son Histoire de Rome qu’après avoir vaincu son frère Remus lors de leur affrontement, pour décider de qui porterait le nom la ville qu’ils venaient de fonder – ils devaient, du haut des monts Palatins et Aventin, compter le plus grand nombre de vautours – Romulus se mit à tracer la première frontière de Rome. Meurtri par sa défaite, aussitôt Remus s’empressa de franchir la ligne imaginaire dessinée par son frère. « Regarde, comme c’est facile » le défia-t-il d’un ton moqueur. Furieux, Romulus le transperça de son épée, en menaçant en ces termes : « Que désormais ainsi meure quiconque franchira mes murailles ».
La seconde : 2003, 50e biennale de Venise. Invité à exposer ses œuvres dans le pavillon officiel de son pays d’origine, l’artiste espagnol installé au Mexique, Santiago Sierra, provoqua un scandale retentissant avec un geste sui generis : Sierra se contenta d’effacer le nom Espagne de l’entrée du pavillon, entièrement vide, et donna l’ordre au gardien d’en interdire l’accès à tout visiteur qui ne présenterait pas son passeport espagnol en règle. En dépit de bruyantes protestations, l’ambassadeur d’Espagne en personne, ne disposant pas du document requis, fut obligé de quitter cette enceinte.
Les frontières sont, avant tout, des constructions imaginaires : des limites fictives qui délimitent l’espace de pouvoir de celui qui les trace. En dessinant les contours de la ville nouvelle, Romulus non seulement se protège ou s’isole, mais il s’approprie également un espace mental coupé du reste du monde et fonde ainsi sa loi originelle : quiconque osera l’enfreindre sans permission sera puni de mort. Comme, de façon provocatrice, le révèle le geste de Santiago Sierra, le même principe régule toujours la cohabitation entre les êtres humains de nos jours : le monde reste divisé par ces marques fictives et quiconque ose les franchir sans autorisation ni documents d’immigration devient, sur le champ, un délinquant, un criminel.
Le désir de Remus de violer l’interdiction imposée par son frère tout comme la colère de l’ambassadeur d’Espagne démontrent, toutefois, que l’invention des frontières implique déjà le désir de les franchir. Les êtres humains sont des créatures vagabondes et curieuses ; dès qu’ils sentent une limite, ils s’empressent d’aller voir ce qu’il y a derrière ; ils imaginent – le mot revient toujours – une infinité de richesses ou de plaisirs cachés, et ils s’entêtent à passer de l’autre côté. La frontière est, donc, un frein et un incubateur de désirs. Si quelqu’un nous empêche d’entrer sur ses terres, cela doit être parce que la vie y est meilleure ou moins dure.
Si paradoxale qu’elle soit, cette tentation d’atteindre ce qui est interdit a donné naissance à toutes sortes de mythes et de légendes et a été le moteur principal de la science, de l’art et de la littérature. Aiguillonnée par son désir de savoir, notre espèce semble prête à tout risquer, même sa liberté ou sa vie, pour entrevoir ce qui se cache derrière les sacro-saintes murailles érigées par nos voisins.
(traduit de l’espagnol (Mexique) par Françoise Garnier)
Los crímenes de Santa Teresa y las trompetas de Jericó
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Para iniciar estas reflexiones sobre ficción y frontera, sobre ficciones fronterizas, fronteras ficticias y fronteras ficcionales, vale la pena tener presentes dos imágenes.
Primera. Un lugar en la región del Lacio, año 753 a. C. Cuenta Tito Livio en el libro I de su Historia de Roma que, tras vencer a su hermano Remo en la contienda para decidir quién el nombre de la ciudad que acababan de fundar —ambos tenían que divisar el mayor número de buitres desde los montes Palatino y Aventino—, Rómulo se dedicó a trazar la primera frontera de Roma. Despechado por su derrota, de inmediato Remo se apresuró a traspasar la línea imaginaria dibujada por su hermano. “Mira qué fácil es”, se burló, desafiante. Furioso, Rómulo lo atravesó con su espada, increpándolo con estas palabras : “Así muera en adelante cualquier otro que franquee mis murallas”.
Segunda. 50ª Bienal de Venecia, 2003. Invitado a realizar una exposición en el pabellón oficial de su país de origen, el artista español radicado en México, Santiago Sierra, provocó un sonoro escándalo con una acción sui generis : Sierra se limitó a borrar el nombre de España de la entrada del pabellón, vacío por completo, y le ordenó al guardia de seguridad negarle la entrada a cualquier visitante que no presentase su pasaporte español vigente. Pese a sus ruidosas protestas, el propio embajador de España fue obligado a retirarse del recinto al no contar con el documento requerido.
Las fronteras son, antes que nada, construcciones imaginarias : límites ficticios que demarcan el ámbito de poder de quien las traza. Al dibujar el contorno de la nueva urbe, Rómulo no sólo se protege o aísla, sino que se apropia de un espacio mental separado del resto del mundo y funda así su ley primordial : todo aquel que se atreva a infringirla sin consentimiento será castigado con la muerte. Como revela de manera provocadora la acción de Santiago Sierra, el mismo principio continúa regulando la convivencia entre los seres humanos en nuestros días : el mundo se mantiene dividido por estas marcas ficticias y quien se aventura a cruzarlas desprovisto de permisos y papeles migratorios se convierte de inmediato en delincuente, en criminal.
Tanto el deseo de Remo de violar la prohibición de su hermano como la cólera del embajador de España demuestran, sin embargo, que la invención de las fronteras presupone ya el deseo de traspasarlas. Los seres humanos son criaturas errantes y curiosas ; en cuanto perciben un límite, se apresuran a averiguar qué hay detrás de él ; imaginan —de nuevo esta palabra— un sinfín de riquezas o placeres ocultos, y se empeñan en pasar al otro lado. La frontera es, pues, un freno y un incubador de deseos. Si alguien nos impide la entrada en sus dominios, ha de ser porque la vida allí es mejor o menos dura. Por paradójico que resulte, esta tentación de alcanzar lo prohibido ha dado lugar a la creación de todo tipo de mitos y leyendas y ha sido el principal impulsor de la ciencia, el arte y la literatura. Azotada por su voluntad de saber, nuestra especie parece dispuesta a arriesgarlo todo, incluso la libertad o la vida, con tal de entrever lo que se oculta tras las sacrosantas murallas erigidas por nuestros vecinos.