Extrait de La mémoire juste

Yiğit BENER

La boîte à souvenirs

Tu ne l’as pas oubliée, n’est-ce pas ? Ta première gifle… Comment aurais-tu pu l’oublier ? Ni la gifle, ni son auteur… L’auteur de tes jours, ce géniteur, qui en même temps te fascinait par sa créativité… Mais ça, tu ne l’as jamais écrit. Pourquoi ?

Chaque chose en son temps…

Je comprends. Pour que cette scène cesse d’être un souvenir douloureux, tu attends d’être prêt à arracher la douleur de ta joue, pour la projeter sur le papier et ainsi te soulager ; la guérir en la pétrissant de raisons et de sentiments qui l’agrémenteront pour en faire un récit, qui s’ajoutera au grand récit, à celui de l’Histoire… Mais tôt ou tard, tu l’écriras ; et ceci en est peut-être le début… D’ailleurs, n’as-tu pas toujours procédé ainsi ?

Sans doute…

Voyons ton premier roman… Pièces manquantes, que tu as tenté de reconstituer pour achever un puzzle vieux de vingt ans. Tu t’es remémoré l’époque où un pays tout entier était devenu une prison. On t’avait d’ailleurs envoyé à toi aussi un faire-part, un mandat d’arrêt sur papier glacé : « Viens » t’avait-on dit, « Viens que l’on te torture comme tes camarades, et puis si c’est nécessaire on pourrait même te faire disparaître, on a différents moyens de te faire taire »… Tu n’as pas voulu te taire. Tu ne t’es pas tu, mais que cela a-t-il vraiment changé ? Il ne t’en a pas moins coûté pour autant…

Qui sait ?

Traduit du turc par Célin Vuraler.

Yiğit BENER

Bellek kutusu

Unutmadın, değil mi ? Yediğin o ilk tokadı… Nasıl unutabilirsin ki ? Ne onu, ne atanı… Senin atanı, seni yaratanı, yaratıcılığıyla da bir yandan seni büyüleyeni… Bunu yazmadın ama… Neden ?

Zamanı gelmemişti…

Anlıyorum. O anı acı bir anı olmaktan çıkarıp bir öyküye dönüştürmeye, büyük öykünün, tarihin bir parçası haline getirmeye, tokadın acısını yanağından söküp, kâğıda fırlatarak dindirmeye, duygu ve akılla yoğurup süsleyerek iyileştirmeye hazır olmayı bekliyorsun… Er geç de yazacaksın, başladın sayılır… Hep böyle yapmadın mı zaten ?

Galiba…

İlk roman… “Eksik Taşlar”ın peşine düşerek yirmi yıl öncesinin yapbozunu tamamlamaya çalıştın. Koskoca ülkeyi hapishaneye çevirenleri anımsadın. Sana da davetiye çıkarmışlardı : Yaldızlı bir gıyabi tutuklama kararı. “Gel” demişlerdi, “gel ki seni de yoldaşların gibi işkenceye alalım, hatta uygun görürsek ortadan kaldıralım, çeşitli yöntemlerle susturalım”… Susmak istemedin. Susmadın da ne oldu ? Konuşmaya devam etmenin bedeli daha mı hafifti sanki ?

Kim bilir ?

Maylis de KERANGAL

Memory Game

Le Memory est un jeu dont la règle est fixée en 1959 par Ravensburger, mais dont la simplicité laisse imaginer qu’il existait depuis longtemps – sous des formes sauvages, impures, probablement familiales –, et qui connaît depuis de multiples déclinaisons. Une des variantes du Memory autorise un seul joueur et ça tombe bien parce que justement, ce soir, seule, j’y joue : je bats les cartes, les étale sur le sol à grands gestes aléatoires, brassant au plus loin, au plus large, afin que l’espace de jeu occupe une belle portion de surface, puis j’observe leur déploiement, ce désordre informe, cette géographie étrange qui ne doit rien au hasard mais tout à mes gestes précédents, à leur amplitude, à leur vitesse, et qui me fascine comme s’il s’agissait du mystère en personne. Je commence, regarde, abats la main, retourne une carte, puis une autre, une carte, puis une autre, je joue blitz, concentrée, hop, hop, j’oblique, reviens en arrière, repars ailleurs, bingo, j’empoche la paire, recommence par les marges avant de piocher au centre, dans le cœur névralgique du jeu, là où la densité de cartes est la plus haute, là où elles se superposent, s’intercalent, se mélangent, là où mon regard les confond, où je ne vois plus rien, et bientôt, à mesure que je constitue les paires, des trous apparaissent et se multiplient, qui rongent peu à peu tout l’espace du jeu, le modifient, le reconfigurent, si bien que j’explore maintenant des zones encore intouchées où les images attendent, et voilà soudain qu’il ne reste plus aucune carte à retourner, la surface est vide et, dans ma main, le jeu, lui, est en ordre, cartes appariées.

Mayra SANTOS FEBRES

La mémoire est aussi un silence

Dans le livre Un lieu nommé Oreille-de-Chien, l’écrivain péruvien Ivan Thays met les mots suivants dans la bouche d’une immigrée chinoise qui prend soin d’un homme qui a perdu la mémoire : « La mémoire est un espion. Tu dois être heureux de t’en être débarrassé. »

Pendant des semaines, j’ai ressassé cette citation jusqu’à ce que soudain une étudiante de l’Université où j’enseigne m’en donne la clé. La mémoire espionne l’esprit car même si un individu est sûr d’avoir oublié quelque chose, à la suite, par exemple, d’un événement traumatisant, la part, la trace de cette expérience y reste gravée. Il se peut que cette trace soit incompréhensible. Elle prend la forme d’une odeur, d’une couleur, d’une image isolée, d’une sensation diffuse. Ou elle se transforme en réaction nerveuse, tremblements, angoisses, suffocations qui semblent n’avoir ni origine ni explication. Mais ces réactions (signaux, voire signes d’un langage qui n’est pas celui de la langue) sont conservées dans la mémoire et sont chez nous, créatures qui peuplons cette planète, la cause de nos obsessions et de nos fantasmes.

C’est de ces fantasmes et de ces souvenirs que naît une littérature.

Traduit de l’espagnol (Porto Rico) par Françoise Garnier.

Mayra SANTOS FEBRES

La memoria tambien es un silencio

En el libro « Un lugar llamado Oreja de perro » el escritor peruano Iván Thays pone las siguientes palabras en boca de una inmigrante china que cuida aun hombre que ha perdido la memoria : « La memoria es un espía. Debes estar agradecido por haberte librado de ella ».

Por semanas estuve dándole vueltas a esa cita hasta que de repente, una estudiante de la univerisdad donde doy clases me ofreció la clave para comprenderla. La memoria es espía de la mente porque aún cuando un individuo está seguro de haber olvidado algo, debido a una experiencia traumática, por ejemplo, ahí queda el retazo, la huella de la experiencia. Quizás esta huella resulta incomprensible. Toma la forma de un olor, de una imagen inconexa, de una sensación difusa. O se convierte en una reacción nerviosa, temblores, temores, asfixies que parece que no tienen origen ni explicación. Pero estas reacciones (señales, incluso signos de otro lenguaje que no es el del idioma), están guardados en la memoria y provocan las obsesiones y las proyecciones de la raza de criaturas que somos los que habitamos este planeta.

De estas proyecciones y recuerdos nace una literatura.