Extraits du recueil Les bonheurs de Babel

Marcel Bénabou

Le multilinguisme des miens

« Une généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas tout, loin de là. Mais pourrais-je rien expliquer sans elle, jamais ? »
J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre

Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne, déclare Jacques Derrida et, s’accrochant à cette affirmation qu’il refuse d’emblée de considérer comme une contradiction performative, il bâtit tout un livre (1) . Un livre en forme de « causerie », où il dialogue avec lui-même, pour tirer au clair divers points qu’il n’avait guère abordés jusque-là dans ses écrits : sa condition de « judéo-franco-maghrébin » et les conséquences linguistiques de cette condition. Si j’ai bien compris son propos (ce qui n’est nullement assuré), cette langue qui est la seule qu’il possède, la langue française bien entendu, il ne parvient pas à la considérer comme véritablement sienne parce qu’elle s’est imposée à lui en raison de la situation coloniale. Lisant cela, je n’ai d’abord pu m’empêcher de me remémorer la phrase d’un autre Algérien, Malek Haddad, qui avait trouvé aussi d’excellentes raisons pour dire de la langue française qu’elle était « (s)on exil ». Mais après réflexion, il m’a paru peut-être plus justifié de mettre en relation la déclaration derridienne avec le mot fameux de Kafka qui, pour définir sa situation par rapport à la langue allemande, disait qu’il n’en était que « l’invité ». Malgré la différence des personnalités et des situations historiques, c’est, me semble-t-il, une même distance qui est ressentie, et signalée, à l’égard de la langue dans laquelle chacun de ces deux écrivains a écrit son œuvre. Comme s’ils gardaient, l’un et l’autre, le regret, la nostalgie d’une langue autre qui eût été véritablement la leur. Attitude qui se retrouve encore, me semble-t-il, à l’arrière-plan de cette constatation, teintée de regret, de Perec : « Je ne parle pas la langue que mes parents parlaient. » (2). Quelles que soient par ailleurs mes sentiments à l’égard de chacun de ces trois écrivains, marqués comme moi par leur naissance juive, il me faut bien constater que mon rapport à la langue que j’utilise ne ressemble guère au leur. Et le malaise qu’ils ressentent n’est pas le mien. Pourtant, judéo-franco-maghrébin moi-même, j’aurais pu être amené à vivre une expérience analogue à celle que décrit Derrida. Il se trouve que ce n’est pas le cas. Pour des raisons que je voudrais maintenant éclairer.
Au commencement, il y a Meknès, ma ville natale et celle de mes ancêtres, juifs vivant au Maroc depuis un nombre indéterminé de générations, voire de siècles (certains historiens parlent même de millénaires). J’y ai passé, de 1939 à 1956, les dix-sept premières années de ma vie. Période de formation, et à ce titre, en tous points décisive : elle est présente à travers une série de personnages et d’anecdotes maintes fois évoqués dans mes écrits (3), mais surtout, elle a déterminé d’une façon irréversible mon rapport au langage.
Issu donc d’une famille juive pratiquante (comme l’étaient dans leur immense majorité celles de la génération de mes parents), dans un pays arabo-musulman alors soumis au « protectorat » français (une forme à peine atténuée de domination coloniale), je me suis trouvé plongé dès ma naissance dans un environnement linguistique bien particulier. Certes, notre paisible ville de Meknès, malgré le titre pompeux de « ville impériale » dont on aime à la parer dans les prospectus touristiques pour rappeler son lointain passé de capitale, n’avait rien de ces Babel où, comme dans la Roustchouck décrite pas Canetti, se côtoient et à l’occasion se chevauchent ou s’enchevêtrent, sept ou huit idiomes (4). Il n’en reste pas moins que, dans mon entourage immédiat, trois langues au moins étaient présentes, le français, l’arabe, l’hébreu, qui correspondaient aux trois héritages sur l’union harmonieuse desquels reposait notre identité. Mais, inégalement maîtrisées, inégalement utilisées, inégalement révérées, ces trois langues occupaient des places fort différentes.

1. Derrida, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
2. G. Perec et R.Bober, Récits d’Ellis Island, Paris, Le Sorbier 1980, p. 44.
3. Voir en particulier Jacob, Ménahem et Mimoun Une épopée familiale, Le Seuil, 1995.
4. Elias Canetti, Histoire d’une jeunesse La langue sauvée, Albin Michel, 1980.

Hans Christoph Buch

Interview de moi-même

— Hans Christoph Buch, pourquoi écrivez-vous ?

Avant de répondre à votre question, j’aimerais rappeler le souvenir de Klaus H., un ami disparu qui n’a rien écrit d’autre que des cartes postales, mais qui en savait plus sur la littérature que la plupart des écrivains et des critiques que j’ai rencontrés au fil des ans. Il avait tout son temps pour lire car à partir de sa quarantième année, il fut chômeur ; il vivait dans un studio non chauffé sur le Ameisenberg - la montagne des fourmis, nomen est omen ! -, à proximité de la maison natale de Goethe, à Francfort, où il est enterré. H. était un lecteur insatiable et un grand connaisseur de la poésie et de la philosophie classiques, ses auteurs préférés étaient Schopenhauer, Nietzsche et Gottfried Benn. « Vous autres, écrivains, vous ne vous cassez pas la tête ! » avait-il l’habitude de dire. « Vous passez votre temps à écrire pour recouvrir votre vide intérieur parce que vous ne supportez pas le nihilisme de l’être, ou plus exactement l’inanité de votre propre existence. Vu sous cet angle, il y a plus de mérite à ne rien écrire qu’à gonfler les réserves des bibliothèques de livres superflus que personne ne lira. Je sais de quoi je parle car je n’arrive pas à coucher une ligne sur le papier, même si je suis ou parce que je suis le plus grand écrivain vivant d’Allemagne ! » Je crains que Klaus H. n’ait eu raison, la vérité de ses paroles ne m’est apparue clairement qu’après sa mort, une mort causée par la consommation abusive de médicaments.

— Qu’écrivez-vous ?

Des récits de voyage, au sens propre comme au sens figuré, car entre Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne et le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, il n’y a, à bien y regarder, aucune différence essentielle. « Le plus court chemin à soi conduit autour du monde » écrivait le comte Herrmann Keyserling, un philosophe aujourd’hui oublié, ami et protecteur de Rabindranath Tagore, résumant ainsi un voyage autour du monde qu’il avait entrepris au début des années vingt du vingtième siècle. Au même moment, Kafka écrivait son fragment Vol autour de la lampe, un texte qui décrit le monde du point de vue d’un éphémère : deux pôles extrêmes du récit de voyage, et pourtant, entre la description de la totalité de toutes choses et celle des propriétés infinies d’une chose, il n’y a qu’une différence quantitative, et pas qualitative, comme le constate Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit. Le succès persistant du festival annuel de Saint-Malo « Étonnants voyageurs » illustre les affinités originelles entre voyage et littérature, ces deux faces d’une même médaille, peu importe qu’il s’agisse d’un voyage dans l’espace ou dans le temps, ou dans les deux à la fois. La littérature moderne est une « machine à explorer le temps », à la manière du roman éponyme de H.G. Wells, l’exemple le plus illustre en est À la Recherche du temps perdu de Proust, et ce n’est pas un hasard si la découverte de l’inconscient par Freud a coïncidé avec la parution de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. Un grand voyageur du début du XXe siècle, Max Dauthendey, qui mourut pendant la Première Guerre mondiale sur l’île de Java, interné par les Hollandais, a classé les écrivains en deux catégories : ceux qui n’ont jamais et ceux qui ont beaucoup voyagé, les seconds lui paraissant plus mortels que les premiers.

— En quelle langue écrivez-vous ?

Bien que je rêve parfois en anglais, français ou russe, je n’écris qu’en allemand parce que c’est dans cette langue seulement, la langue de mon enfance, que les mots sont identiques aux choses et que le signifiant coïncide avec le signifié, pour parler en termes sémiologiques. Il s’agit de la dispute scolastique sur les signes de la langue : sont-ils physei ou thesei, naturels ou issus de conventions sociales ? Et est-il encore (ou de nouveau) possible, après la perte de l’innocence et l’exil du paradis, de retransformer les signes arbitraires en signes naturels – un rêve qui était celui de Giambattista Vico avant d’être celui de Diderot et de Lessing ? Mais je ne souhaite pas me livrer ici à des spéculations philosophiques…

Traduit de l’allemand par Valérie de Daran.

Interview mit mir selbst

— Herr Buch, warum schreiben Sie ?

Bevor ich Ihre Frage beantworte, möchte ich an Klaus H. erinnern, einen verstorbenen Freund, der außer Postkarten nichts geschrieben hat, aber mehr von Literatur verstand als die meisten Schriftsteller und Kritiker, denen ich im Lauf der Jahre begegnet bin. Er hatte viel Zeit zum Lesen, denn seit seinem 40. Lebensjahr war Klaus H. arbeitslos und hauste in einer ungeheizten Einzimmerwohnung am Ameisenberg - nomen est omen ! -, nicht weit von Goethes Geburtshaus in Frankfurt, wo er begraben liegt. H. war ein unersättlicher Leser und gründlicher Kenner klassischer Dichtung und Philosophie - seine Lieblingsautoren waren Schopenhauer, Nietzsche und Gottfried Benn. „Ihr Schriftsteller macht es euch viel zu leicht“, pflegte er zu sagen : „Ihr schreibt ständig irgendetwas, um eure innere Leere zu übertönen, weil ihr den Nihilismus des Seins, will sagen : die Nichtigkeit der eigenen Existenz, nicht ertragt. So besehen, ist es verdienstvoller, nichts zu schreiben, als den Bestand der Bibliotheken zu vermehren durch überflüssige Bücher, die keiner lesen will. Ich weiß, wovon ich spreche, denn ich bringe keine Zeile zu Papier, obwohl oder weil ich Deutschlands größter lebender Schriftsteller bin !“
Ich fürchte, Klaus H. hatte recht, und die Wahrheit seiner Worte wurde mir erst nach seinem durch Tablettenmißbrauch herbeigeführten Tod bewußt.

— Was schreiben Sie ?

Reiseliteratur im wörtlichen wie im übertragenen Sinn, denn zwischen Jules Vernes Weltreise in 80 Tagen und einer Reise durch mein Zimmer, wie Xavier de Maistre sie unternahm, besteht, bei Licht betrachtet, kein prinzipieller Unterschied. „Der kürzeste Weg zu sich selbst führt um die Welt herum“, schrieb der heute vergessene Philosoph Graf Hermann Keyserling, Freund und Förderer des Nobelpreisträgers Rabindranath Tagore, als Fazit einer Weltreise, die er Anfang der zwanziger Jahre des zwanzigsten Jahrhunderts unternahm. Zur selben Zeit schrieb Franz Kafka sein Fragment „Der Flug um die Lampe“, das die Welt aus der Sicht einer Eintagsfliege schildert : Zwei extreme Pole der Reiseliteratur, wobei zwischen der Beschreibung der Totalität aller Dinge und der Beschreibung der unendlich vielen Eigenschaften eines Dings nur ein quantitativer, aber kein qualitativer Unterschied besteht, wie Hegel in der „Phänomenologie des Geistes“ konstatiert. Der anhaltende Erfolg des alljährlich in Saint Malo stattfindenden Festivals „Les étonnants voyageurs“ beweist die Urverwandtschaft von Reisen und Literatur, die zwei Seiten derselben Medaille sind, unabhängig davon, ob es sich um eine Reise durch den Raum oder durch die Zeit handelt - oder um beides zugleich. Die moderne Literatur ist eine Zeitmaschine im Sinne des gleichnamigen Romans von H. G. Wells - Prousts „Recherche du temps perdu“ ist das bekannteste Beispiel dafür - und es ist kein Zufall, daß die Entdeckung des Unbewußten durch Freud mit dem Erscheinen von Jules Vernes „20.000 Meilen unter dem Meer“ zusammenfiel. Ein großer Reisender der vorletzten Jahrhundertwende, Max Dauthendey, der während des ersten Weltkriegs auf Java in holländischer Internierung starb, hat die Schriftsteller seiner Zeit in zwei Kategorien unterteilt : Die Niegereisten und die Vielgereisten, wobei letztere ihm sterblicher vorkamen als erstere. Bei diesem Paradox will ich es bewenden lassen.

— In welcher Sprache schreiben Sie ?

Obwohl ich manchmal in Englisch, Französisch oder Russisch träume, schreibe ich ausschließlich auf deutsch, weil nur hier, in der Sprache meiner Kindheit,µ die Wörter mit den Sachen identisch sind und, semiologisch ausgedrückt, das Bezeichnende mit dem Bezeichneten zusammenfällt. Es geht um die scholastische Streitfrage, ob die Zeichen der Sprache physei oder thesei, naturgegeben oder durch gesellschaftliche Konvention entstanden sind, und ob es nach dem Verlust der Unschuld und der Vertreibung aus dem Paradies noch (oder wieder) möglich ist, willkürliche Zeichen in natürliche Zeichen zurückzuverwandeln - ein Traum, den vor Diderot und Lessing schon Giambattista Vico geträumt hatte. Aber ich will mich nicht auf philosophische Spekulationen einlassen.