Extrait du recueil L’invention du livre

ANTJIE KROG

Commencement(s)

comment débute-t-on un poème ?

crayon rouge bien taillé... gomme parfumée

oreilles cassées vers l’intérieur

à l’écoute du dedans pour en intercepter les frémissements
l’intérieur est prudemment calfeutré

...et alors

... ... ... pour quelque raison ...une

ouverture soudain surgit
quelque chose vibre... ma respiration n’est plus

qu’un souffle maîtrisé J’attends
...la pointe du crayon en arrêt ah

le rythme de l’ouvrage affleure
mes sens l’un contre l’autre se pressent légèrement

au loin un enfant appelle/ une porte claque / des pas dans le couloir

je saisis l’ouverture – ne m’abandonne surtout pas
une simple impulsion suffira
en urgence j’étreins le muscle de clôture

mais la mort frappe aux pieds Je suis
debout face à un intérieur clos et fuyant
tachant de sang le paillason élimé

Prudemment l’enfant entre dans la pièce/ m’man, tu es occupée ? / les yeux
Chiffonés et gris.

*

Avant de commencer, il faut que je sache qui doit raconter l’histoire. Lui ? Elle ?
Moi ? Vous ?

La seule personne que je connaisse vraiment bien et dont je puisse rendre compte, c’est moi. « Je » semble le mot le plus honnête que je puisse dire. « Je » a une autorité que personne ne peut nier. « Je » m’autorise un libre accès aux faits tels que je les vois.

Je ne peux parler au nom de personne. Chacun raconte sa propre histoire. Je raconte la mienne.

Mieux encore : J’ai une maîtrise totale du « je ». Je peux bâtir un nouveau « je », un autre « je », un « je » implicite. Ce « je » autorise de nombreuses pauses entre les faits ; ce « je », pour reprendre les mots de Bakthin, est « polyphonique » ; il gardera les traces de chacun des mots, expressions, déclarations ou récits que j’ai pu utiliser.

Parfois « Je » est moins ostentatoire. Parfois le camouflage du « je » produit une telle pagaille, éveille tant d’échos qu’on a envie de dire : pour l’amour du ciel, sors de là, sois toi-même, qu’on puisse parler et cesse de te cacher derrière ces expressions sophistiquées de toi-même.

L’histoire ne doit pas seulement exposer les autres mais aussi le « je ». As-tu assez de courage pour décrire tes ongles de pied jaunis ou la peau ridée comme une vieille pomme de tes cuisses ?

Mais tout ce qui fait la beauté du « je » est dans les mots d’Anna Sexton : « J’utilise le pronom je lorsque je pose un masque sur mon visage ». « Je » désigne le « je » implicite. Il veut dire je mens.

Chaque fois que je dis le mot « je », je convoque aussi le mot « vous ». Vous devez répondre. Et vous allez m’autoriser à « vous » atteindre selon vos propres conditions, en fonction de vos propres ambiguités et des réalités qui vous irritent. Mais si le « vous » qui n’est pas le « je » répond, alors vous et moi pouvons enfin essayer de « nous » toucher et peut-être aussi « lui », ou « elle » ou « eux ».

Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Françoise Garnier.

ANTJIE KROG

BEGINNING(S)

how does one start a poem ?

sharp turkish red pencil fragrant rubber

I split my ears inward

tap against the inner sides to intercept tremors
inside it stays prudently thickened

… and then

... ... ... for some reason ... an

opening suddenly pouts
something vibrates ... my breath tones down

into a restrained shiver I wait
... the point of the pencil hovers ah

the pulse of the fabric is emerging
my senses bunch lightly against one another

a child calls from afar / a door slams / footsteps down the passage

I grab the opening – don’t leave me please
even a spurt will do
urgently I cradle the closing muscle
but death starts at the feet I am
standing before a closed slippery inside
treading blood on the threadbare doormat

carefully the child enters the room / mom are you busy ? / his eyes ragged and grey

*

Before I can start, I have to know who is to tell the story. Him ? Her ? I ? You ?

The only person I really know well and can give an account of, is I. ‘I’ seems the most honest word I can say. ‘I’ carries an authority that no-one can deny. ‘I’ allows me unhindered access to the facts as I see them.

I can not speak on behalf of anybody. Everybody is telling their own story. I am telling mine.

Even better : I have complete control over the ‘I’. I can forge a new ‘I’, another ‘I’, an implied ‘I’. This ‘I’ allows many breathing spaces around the facts ; this ‘I’, to use Bakhtin’s words, is ‘multi-voiced’ ; it will carry the traces of every word, expression, utterance, or narrative that I have ever used.

Sometimes ‘I’ is less ostentatious. Sometimes the hiding of the ‘I’ produces such cluttering, such loud echoing that one wants to say : for God’s sake, come out, be yourself, so that we can talk and stop hiding behind elaborate manifestations of yourself.

The story should not only expose the others, but also the ‘I’. Are you brave enough to describe your own yellow toenails or the old apple skin of your thighs ?

But the most beautiful thing of the ‘I’ lies in the words of Anne Sexton : ‘I use the personal when I am applying a mask to my face’. ‘I’ means the implied ‘I’. It means I lie.

Whenever I say the word ‘I’, I am also calling forth the word ‘you’. You have to respond. And you will allow me to access ‘you’ under your own conditions, within your own ambiguities and fractious facts. But if the ‘you’ who is not the ‘I’, responds, then you and I can at last start trying to reach ‘us’ and perhaps even ‘he’ or ‘she’ or ‘they’.

ADRIAAN VAN DIS

VRAI FAUX DÉPART

Et si je commençais par là. Par le début : Paris. Rien que Paris. Me couper encore plus de ce qui m’est familier, de mon grand amour, de mes amis, du panier de crabes des belles-lettres bataves. Vrai de vrai, j’ai tranché. Le loyer de mon pied-à-terre amstellodamois ? Résilié. Pour prendre racine dans un nouveau pays, il faut secouer vigoureusement la vieille terre que l’on trimballe sur soi. Et pour ça, Paris offre le meilleur refuge : au bout d’un an et demi de recherche, j’ai fini par trouver un appartement au prix raisonnable, deux fois plus spacieux que la mansarde de 31 m2 où j’avais d’abord tenté de voir si je pouvais et voulais réellement vivre dans cette ville – seul, à cinquante-huit ans. Tout ce que j’ai et possède doit être ramené à 60 m2. Et ça va marcher ! En Hollande, je me suis débarrassé des trois quarts de mes meubles, mais aussi des trois quarts de mes vêtements, de mes photos, de mes archives, de mes livres, de mes peintures. Retour à l’essentiel. Quel sentiment de liberté ! Une vie qui tient dans deux pièces. (Quelle mouche m’a piqué ? Je m’entraîne pour la maison de retraite ? pour la mort ?) Alors même que je suis plus optimiste que jamais. Paris va être le décor de mon prochain roman. Oui, si je commençais par le commencement : le déménagement.

On ne devient pas officiellement Parisien sans accomplir un parcours bureaucratique. Contrat de location, démarches bancaires, impôts locaux et autres, assurances, gaz, électricité, redevance, téléphone… des heures à faire la queue, des montagnes de formulaires à remplir (« c’est pas du millefeuille », comme on dit ici). L’agent immobilier a exigé une déclaration de solvabilité – du certifié français en bonne et due forme, pas un bout de chiffon d’une quelconque banque hollandaise. La propriétaire a souhaité que je lui produise un certificat de bonne conduite. Très intéressant, lorsqu’on ne veut plus être personne, de devoir produire une preuve de son existence. La bureaucratie française est impressionnante. Même pour déménager, on a besoin de papiers. Raison pour laquelle j’ai dû demander à mon déménageur amstellodamois de prendre contact avec le poste de police rattaché à ma future mairie d’arrondissement. Mais il a essuyé un refus. « Y parlent que l’français, ces gens-là ! » m’a-t-il rapporté, indigné.

Traduit du néerlandais par Daniel Cunin.

ADRIAAN VAN DIS

GEEN BEGINNEN AAN

En als ik nou eens zo begon ? Met een nieuw begin : Parijs. Alleen nog maar Parijs. Mij nog verder los snijden van het vertrouwde, van mijn grote liefde, van mijn vrienden, van de literaire krabbenmand. Ja, ik heb de knoop al door gehakt : Amsterdam is opgezegd. Wil men zich in nieuw land wortelen, dan moet men de oude aarde flink van zich afschudden. Parijs biedt het beste onderdak : na anderhalf jaar zoeken heb ik een betaalbaar appartement gevonden, twee keer groter dan de mansarde van 31 vierkante meter waar ik eerder de proef nam of ik ook werkelijk in deze stad kón en wilde wonen – alleen, op mijn achtenvijfigste. Nu moet ik mijn hele hebben en houden in zestig vierkante meter persen. En dat gaat lukken. In Nederland heb ik driekwart van mijn meubels weggedaan, ja, ook driekwart van mijn kleren, foto’s, archief, boeken en schilderijen. Terug naar de kern. Wat een bevrijding. Een leven dat in twee kamers past. (Wat bezielt me ? Train ik me voor het bejaardenhuis, voor de dood ?) En toch, ik ben optimistischer dan ooit. Parijs wordt het decor voor mijn nieuwe roman.. Ja, als ik nou eens zou beginnen : met de verhuizing.

Om officieel Parijzenaar te worden dient een bureaucratisch parcours te worden afgelegd. Huren, bankieren, belastingbetalen, verzekeren, aansluiting op gas, licht, televisie, telefoon… uren mag je er voor in de rij staan, stapels papieren moeten worden ingevuld. (mille feuilles, zoals dat hier zo fraai heet). De huurmakelaar wilde een solvabiliteitsverklaring – iets gedegen Frans, geen vodje van een onbekende Nederlandse bank. De huisbazin wenste een bewijs van goedgedrag. Interessant om weer helemaal niemand te zijn, te moeten bewijzen dat je bestaat. De Franse bureaucratie is indrukwekkend. Zelfs voor een verhuizing heb je papieren nodig. Om die reden moest ik mijn Amsterdamse verhuizer dan ook naar de politiepost van ‘mijn’ nieuwe mairie verwijzen. Maar hij kreeg nul op het rekest. ‘Die lui spreken daar alleen Frans !’ meldt hij me verontwaardigd.