Extrait du recueil Avoir vingt ans

Tash Aw

Londres / 91

J’étais à Londres en 1991. Tout au long des cinq années précédentes, j’avais espéré quitter la Malaisie, mon pays, mais maintenant que j’étais en Grande-Bretagne, je ne pensais qu’à rentrer à la maison.

Tout autour de moi, la Grande-Bretagne émergeait d’une période de récession. Récemment, il y avait eu une crise dans l’immobilier, un crash dans les milieux financiers, des revers de fortunes, mais maintenant, en ce début des années 90, la confiance semblait renaître, et une énergie nouvelle se manifester. On sentait une volonté industrielle, une détermination, un capitalisme agressif et un hédonisme forcené. J’en étais, je me souviens, émerveillé. J’étais invité à des dîners où des gens d’une vingtaine d’années – sortis de l’université à peine quatre ans avant moi- parlaient du prix de leurs appartements et de leurs primes tout en buvant du Bollinger millésimé. Capitaux propres négatifs, degré de solvabilité, assurance – vie à capital différé, autant d’expressions que j’entendais encore et encore, à la radio ou à la télévision, sans en comprendre le sens. À l’université, mes camarades étaient tout excités à l’idée de travailler à la City. Tous voulaient être banquiers d’affaires ou consultant en management. Les plus grandes sociétés venaient à l’université rencontrer d’éventuels candidats, et, moi, perdu dans cette jungle d’opportunités, je leur soumettais consciencieusement mon C.V., pour n’essuyer que refus après refus. Lors d’un entretien, on m’a demandé ce que je ferais si on m’accordait une prime d’un million de livres. J’ai répondu que j’achèterais des tableaux, une nature morte espagnole peut-être, ai-je dit, avec des citrons ou une rose sur un fond noir. Mon examinateur (à peine sorti de l’université et d’une jeunesse indécente, dans son costume impeccable) m’a regardé d’un air médusé et j’ai aussitôt compris que j’avais fait un impair. « Hé hé, ai-je dit, tentant de me sortir de cette ornière, c’est juste une plaisanterie. Plus sérieusement, je placerais mon argent, prendrais ma retraite et vivrais de mes rentes ». Le jeune homme fronça les sourcils et dit : « Jamais vous n’y arriverez avec un petit million de livres. » Nous savions l’un et l’autre qu’il n’y avait pas la moindre chance que nous travaillions un jour ensemble, et pour couper courtoisement court à cette conversation, il me demanda ce que je faisais « à mes moments perdus », « J’écris » lui répondis-je.

Il n’a nullement essayé de savoir ce que j’écrivais – et j’en suis heureux, car, moi-même, je crois, je ne connaissais pas la réponse.

Avec le recul, il me semble que j’écrivais sur des gens qui étaient en marge, des gens qui avaient perdu quelque chose de précieux ; j’écrivais sur ce que l’on perd et ce qu’on regagne, sur la mémoire, sur ce que signifie chercher un toit. Je peux le dire maintenant que je suis plus vieux et que je vois mieux (je pense) les choses, et parce que c’est ce sur quoi j’écris encore. Quand j’avais vingt ans, ce n’était pas aussi clair. J’écrivais sur la Malaisie car c’était le pays que j’avais quitté. J’écrivais sur moi-même car j’étais égocentrique ; à cet âge-là, on pense tous que le monde tourne autour de nous, même si chaque instant nous prouve magnifiquement le contraire. Je voulais trouver ma place dans ce pays, ce pays étrange, excitant et effrayant, je pensais y parvenir par l’écriture. C’était comme si ma vie, mon pays et mon passé allaient gagner en légitimité une fois couchés sur le papier. À l’université, j’étais entouré de gens plus cultivés, plus distingués et plus riches que moi. Ils étaient connaisseurs en vins, en huiles d’olive et en pâtes de toutes sortes. L’écriture était ma façon d’échapper à cela, d’inventer quelque chose dont j’avais la maîtrise totale, et qui signifierait ma présence. Mais, bien sûr, la vie, c’est différent, et Londres est différent. Peu lui importe qui vous êtes et d’où vous venez. Nobles et gueux doivent également arracher le droit de se faire entendre dans cette cacophonie qu’est Londres, et un étudiant scribouillard de vingt ans.

Traduit de l’anglais par Françoise Garnier

Tash Aw

London / 91

I had spent most of the preceding five years looking forward to escaping Malaysia, my home country, but now that I was in Britain I could only think of returning home.

All around me, Britain was waking up from a recession. Not long before, there had been a property crisis, a crash in the financial markets, a downturn in fortunes, but now in the early nineties there seemed to be a new confidence, a renewal of energy. There was a sense of industry, of hard-headedness, of aggressive capitalism and of concentrated hedonism. I remember being bewildered. I went to dinner parties where twenty-somethings – people who had graduated from university a mere four years before me – would talk about the price of their apartments and performance-related bonuses whilst drinking vintage Bollinger. Negative equity, credit rating, endowment policy were some of the phrases I heard time and time again, on the radio or on TV, without understanding what they meant. At university, my fellow students spoke excitedly about finding jobs in the City. Everyone wanted to be an investment banker or a management consultant. The big employers came to the university to interview prospective candidates, and, lost in this jungle of possibilities, I duly submitted by CV for consideration, only to be turned down time and time again. At one interview, I was asked what I would do if I were given a £1million bonus. I said I would buy some paintings, I said, a Spanish still life, perhaps, with lemons or a rose against a black background. My inquisitor (an indecently young man in an immaculate suit who had graduated only the year before) looked at me uncomprehendingly, and I realised instantly that I had committed a faux pas. “Ha-ha, I said, trying to dig myself out of the hole, just joking”. “Seriously, I would put the money in the bank, retire, and live off the profits”. The young man frowned and said, “you can’t do that with only a million pounds”. We both knew that there was no chance we would ever work together, and, in an attempt to draw the session to a quick but polite end, he asked me what I did ’in my spare time. “I replied”, “I write”.

He never bothered to ask me what I wrote about – and I’m glad, because I don’t think I knew the answer myself.

With the benefit of hindsight, I suppose I was writing about people who were outsiders, people who had lost something precious ; I wrote about losing and regaining, about memory, about what it means to search for a home. I say this now because I am older, and can see more clearly (I think), and because these are the things I still write about. When I was twenty, there was no such clarity. I wrote about Malaysia because that was the country I had left behind. I wrote about myself because I was self-obsessed ; at that age, we all think that the world revolves around us, even though we are contradicted at every turn by emphatic proof. I wanted to find a place for myself in this country, this country that was strange, exciting and frightening. I thought I could do that by writing. It was as if my life, my country and my past would gain more validity if rendered in print. At university I was surrounded by people who were more educated, more sophisticated and well-off than I was. They knew about wine and olive oil and different kinds of pasta. Writing was my way of escaping this, of inventing something in which I was in perfect control, which would announce my presence. But of course life isn’t like that. London isn’t like that. It doesn’t care who you are or where you come from. Nobles and paupers alike have to earn their right to be heard above the cacophony that is London, and a twenty-year-old scribbling away in his college study certainly wasn’t going to be listened to.

Charif Majdalani

Beyrouth / 79

J’avais presque vingt ans à Beyrouth en 1979. D’après la grande histoire, nous étions alors en pleine guerre. Or il faut dire qu’à l’image de tout conflit long, celui qu’a connu le Liban entre 1975 et 1990 a été fait d’une alternance de périodes de violences aiguës et d’autres souvent étales où rien ne se passait, où la guerre dormait de son sommeil de monstre, hibernant en attendant des jours propices, et alors les hommes vivaient comme n’importe où ailleurs. De 1979, à Beyrouth, j’ai ainsi le souvenir d’une année à peu près normale même si le pays et sa capitale étaient coupés en deux et si, de cette coupure, témoignait la résurgence brutale, un an auparavant, des lignes de front.
De ces lignes de front, le cœur était le centre-ville de la capitale, sorte de forge infernale où, par intermittentes bouffées, les forces guerrières en décousaient comme dans une arène fermée, alors que partout ailleurs on vivait normalement. À cette époque, le centre-ville avait à nouveau disparu à notre vue et allait demeurer inaccessible pendant des années, pillé, détruit, envahi par la végétation. Ses ruines commençaient à quelques pas des lieux où nous allions et venions, elles étaient parfois au bout d’une rue, derrière un pâté de maisons, mais des montagnes de sable et d’énormes barricades de containers superposés allaient pendant des années nous en interdire l’accès. Et c’était ainsi pour l’ensemble du front, qui remontait le long de la rue de Damas, ruinée et abandonnée sur ses deux rives, à quelques mètres parfois seulement des points où la ville recommençait à être un lieu de vie ordinaire. Il faisait ensuite une boucle, remontait l’avenue Béchara el Khoury, longeait la grande forêt de pin, passait par le rond-point de Tayyouné et rejoignait l’ancienne route de Sayda, où tout avait commencé.
La ligne de démarcation ne passait pas très loin de chez nous, et, de la terrasse de notre appartement, à Furn el-Chebbac, on voyait assez clairement le rond-point de Tayyouné et ses environs, par delà le sommet des eucalyptus du jardin du collège des Frères. On distinguait bien les immeubles fantomatiques, les façades dont la dentelle de pierre avait été lentement sculptée, façonnée par le travail obscène des coups de cannons et des mitraillades. Ce pénible voisinage, comme celui d’un volcan près desquels les hommes vivent sans rien comprendre à ses caprices et à ses brusques et violents réveils, et surtout les combats de l’année précédente expliquaient pourquoi en cette année 1979, nous n’habitions pas l’appartement. Nous nous étions réfugiés dans notre maison de montagne, à Ghiné, dans le Kesrouane et même si, dans l’intervalle, une longue trêve s’était installée, mon père n’estimait pas encore venu le moment de rentrer dans notre quartier.